https://www.cairn.info/revue-nouvelle-revue-de-psychosociologie-2021-2-page-9.htm
· Introduction. Le travail bénévole, miroir du capitalisme ?
· Nicolas Da Silva, Pascale Molinier
· Dans Nouvelle revue de psychosociologie 2021/2 (N° 32), pages 9 à 18
Travail militant, travail associatif, travail syndical, pair-aidance, stages… : les formes du travail bénévole sont nombreuses et concernent des populations variées, le bénévolat venant scander des itinéraires de chômeurs, retraités, étudiants, salariés mais aussi de personnes concernées par une maladie chronique ou un stigmate, de salariés venant chercher du sens dans une autre activité que celle pour laquelle ils sont rémunérés.
2Le travail bénévole est ainsi sur le fil du rasoir entre la gratuité du don, l’autonomie militante, les marges de créativité autorisées, d’un côté, et l’instrumentalisation et l’exploitation des « bonnes volontés » au détriment de la qualité des emplois, de l’autre.
3Ces dernières années, de nombreux travaux en sciences sociales ont attiré l’attention sur les significations ambivalentes de la gratuité du travail bénévole. Si l’exploitation peut se définir comme la part non payée du travail réalisé par les salariés, le travail bénévole, lorsqu’il bénéficie à des entreprises capitalistes ou à l’État, est une forme particulière de l’exploitation. Le secteur associatif, souvent présenté par les pouvoirs publics comme un gisement d’emploi, mobilise une idéologie « fondée sur l’invocation du désintéressement et du don de soi et dont les bénévoles sont souvent les gardiens du temple, [ce qui] peut parfois servir d’alibi pour occulter la violence inhérente aux rapports salariaux » (Hély, 2008). Ainsi le travail bénévole n’est-il pas toujours un « choix », notamment lorsque les activités bénévoles remplacent le désengagement de l’État, de la Sécurité sociale ou des collectivités territoriales (Simonet, 2018).
4L’invisibilisation du travail gratuit et de l’exploitation des bénévoles fait écho aux études de genre et à la place du travail des femmes dans les sociétés patriarcales (Barus-Michel et Molinier, 2014 ; Lamarche et Lefèvre, 2019). Le travail bénévole est souvent un travail de care assigné aux femmes et naturalisé. L’enjeu de la reconnaissance matérielle et symbolique du travail des femmes conduit certains auteurs à recommander la prise en compte du travail domestique dans le produit intérieur brut (Delphy, 1998). Ces différentes situations, le travail bénévole ou le travail gratuit, donnent à voir les contradictions du travail qui relèvent d’une logique capitaliste : payer, c’est étendre la marchandisation à tous les domaines de la vie (l’engagement citoyen, mais aussi les affects, l’intimité, ce que la sociologue Arlie Hochschild désigne comme capitalisme émotionnel) et ne pas payer, c’est exploiter.
5Dans ces conditions, il devient nécessaire d’articuler l’analyse du travail bénévole à celle du travail salarié. Le travail bénévole peut être une porte de sortie pour des salariés épuisés par leur emploi tout comme il peut être une porte d’entrée vers le salariat et ses garanties matérielles. Analyser le travail bénévole dans une perspective critique, c’est ainsi changer de focale sur la crise du travail en se tournant vers ce qui échappe à l’emploi.
6Le travail salarié connaît de nombreuses mutations en ce début de millénaire. D’un côté, on constate une progression de la précarité euphémisée sous le vocable d’emploi atypique : temps partiel, travail temporaire, auto-entrepreneuriat, apprentissage, stage, service civique, territoire zéro chômeur, etc. Si le contrat à durée indéterminée (ou le statut de la fonction publique) reste la norme, le chemin pour y accéder est semé d’obstacles. D’un autre côté, les personnes dans l’emploi (ou fonctionnaires) vivent une détérioration de leur situation. L’injonction à la performance totale (Jany-Catrice, 2012) accroît les rythmes du travail. Le travail, notamment dans les services, connaît une industrialisation au sens d’une protocolisation croissante. Le travail reconnu par les hiérarchies ne ressemble souvent que de loin aux représentations que les acteurs se font du « bon travail ». Les salariés vivent de nombreuses situations où le travail est dégradé en termes de qualité, de sécurité, de coopération, de possibilité de négocier la tâche et les moyens ou le temps pour l’accomplir.
7Dans un monde où les salariés ne trouvent pas toujours de satisfaction à faire ce qu’ils font, le bénévolat peut être perçu par certains comme une opportunité pour donner du sens à leur existence, une façon de se refaire une virginité éthique en donnant de son temps pour une bonne cause. Reste à savoir si, face à la perte de sens du travail salarié et aux défaillances de l’État dans ses missions d’intérêt général, le bénévolat tiendrait vraiment les promesses non tenues par le travail salarié.
8Ce n’est pas la recherche de maximisation du profit monétaire qui explique la motivation bénévole, en rupture avec la figure de l’homo économicus, ce sont donc des idéaux, des valeurs, mais aussi la recherche d’un plaisir ou d’une satisfaction, voire un intérêt secondaire, qui orientent l’engagement dans le travail. Mais alors, quelles en sont les incidences ? Sur la santé mentale des personnes, sur les relations entre bénévoles et salariés qui exercent dans les mêmes institutions, sur l’organisation du travail et son contenu même ?
Les paradoxes du travail bénévole sont indissociables du moment historique que nous vivons. Qu’on le nomme post-fordiste, financiarisé ou néolibéral, le capitalisme actuel se caractérise par l’injonction à ce que chacun soit l’entrepreneur de sa propre existence (Dardot et Laval, 2009 ; Foucault, 2004). Dans le public ou dans le privé, la concurrence est jugée comme le moteur d’une société juste. Chacun est invité à tous les moments de sa vie à montrer qu’il est le meilleur. Le travail bénévole apparaît ainsi sous une double forme : il est un processus de sélection des plus adaptés au monde concurrentiel que l’on trouve sur les marchés et dans l’État, par exemple au travers des stages professionnalisants, mais il est aussi le moyen pour les entreprises capitalistes et l’État d’améliorer leurs propres performances. En ce qui le concerne, l’État peut se laver les mains des conditions de travail tant que des volontaires s’acquittent bénévolement du service public.
10Alors, on peut aller jusqu’à s’interroger sur la condition de possibilité d’un travail authentiquement bénévole en univers capitaliste. Le travail bénévole n’est-il pas structurellement un travail gratuit bénéficiant avant tout aux classes sociales et politiques dominantes ? Et pourtant le travail déborde de son assignation capitaliste. Les personnes et les collectifs transgressent les normes qui balisent leurs marges de manœuvre et nous montrent la possibilité d’un travail bénévole anti-utilitaire. Le travail bénévole est instrumentalisé au profit des classes dominantes mais il donne à voir un au-delà de la marchandise et un au-delà de l’État.
11Ce numéro s’intéresse au bénévolat dans une perspective pluridisciplinaire. La question du coût du travail convoque l’économie, celle de la division des tâches entre salariés et bénévoles, les sciences du travail et de la gestion, celle de l’engagement et des idéaux mobilisés, la psychosociologie et la psychanalyse notamment. Les contributions proposées pour ce dossier prennent pour la plupart appui sur des expériences de terrain et présentent des analyses qui problématisent les tensions caractéristiques du travail non rémunéré, dans ses dimensions psychiques, sociales ou économiques ou à partir d’une réflexion qui met en regard plusieurs de ces dimensions. Certains concepts tels que « part gratuite » ou « travail inestimable » circulent d’un article à l’autre avec des déclinaisons disciplinaires qui ne sont pas exactement les mêmes. Nous n’avons pas cherché à abraser ces inflexions différentes car elles sont aussi des occasions de se décentrer pour réfléchir autrement.
12Les contributions réunies ici analysent chacune à leur façon les paradoxes du travail bénévole. Leur richesse nous interdit de les classer en fonction de tel ou tel aspect étudié – la tension entre les personnes de statut bénévole et salariées, le rôle du désengagement de l’État, le type de travail bénévole, le recours au bénévolat pour obtenir un emploi stable, la non-reconnaissance des bénévoles, etc. Les contributions sont scindées en deux grandes thématiques. Un premier ensemble d’articles s’intéresse au travail bénévole dans le monde du soin tandis qu’un second ensemble porte sur des terrains plus variés, allant de la prud’homie au bénévolat d’entreprise, et interroge la cohérence d’un univers capitaliste fondé sur le bénévolat en croissance.
Le travail bénévole dans le monde du soin
13La première série d’articles de ce numéro spécial porte sur le bénévolat dans le monde du soin. Le secteur de la santé est exemplaire des transformations du capitalisme (Batifoulier et Domin, 2015). La politique publique se caractérise depuis de nombreuses années par un double mouvement de marchandisation et d’industrialisation du travail (Da Silva, 2017, 2018). Dans un contexte où les budgets publics sont réputés limités, le travail est de plus en plus soumis à des standards de qualité quantifiés permettant de mettre sous pression hiérarchique les personnels soignants. En plus de peser sur les conditions de travail des professionnels, cette politique accroît la charge des aidants et des patients (Gallois et Rauly, 2019). Tout le poids du système de santé, qui s’alourdit du fait du vieillissement de la population et de la place croissante des maladies chroniques, est dévié vers les tiers : patients, aidants mais aussi bénévoles. Si l’État se désengage de nombreuses manières, il reste l’architecte dessinant un devenir où le travail bénévole se généralise.
14L’article de Jean-Yves Briard interroge le statut des pairs-aidants lgbt en Côte d’Ivoire travaillant au service des politiques pour la santé sexuelle dont les bailleurs sont des organismes internationaux très loin des pratiques et représentations du terrain. Les bénévoles recrutés localement par des ong sont des membres de la communauté lgbt qui s’engagent à informer les populations ciblées sur les risques liés aux maladies sexuelles. L’auteur souligne l’ambivalence des motivations menant à devenir bénévole et la réalité cachée derrière ce statut. Si la possibilité de devenir éducateur de pairs est partiellement liée à la perspective de multiplier les relations sociales, la condition de bénévole est contestée par les intéressés. Les indemnités reversées par les ong sont perçues comme une rémunération (insuffisante) de leur travail. Le bénévolat est pour certains un petit boulot dont l’évaluation par les supérieurs hiérarchiques peut déboucher sur un emploi stable. En creux, cet article interroge l’instrumentalisation du bénévolat par des ong qui prospèrent sur les carences du système de prévention public.
15Il est également question de pair-aidance avec l’article de Fabien Hildwein qui propose une analyse du travail bénévole dans les groupes d’entraide mutuelle (gem). Les gem sont des structures créées par la loi de 2005 sur l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. Il s’agit d’associations de personnes en situation de souffrance psychique qui bénéficient d’une subvention de l’État pour auto-organiser un parcours de soin et d’insertion sociale. L’auteur s’intéresse plus particulièrement à la Trame qui est une plateforme d’inclusion citoyenne s’appuyant sur deux gem situés en Seine-Saint-Denis. Mobilisant un travail ethnographique mené entre août 2018 et octobre 2019, l’auteur distingue deux formes principales de travail bénévole : l’entraide et la pair-aidance, d’une part ; ce qu’il appelle le travail réflexif, d’autre part, au sens où le temps et la mobilisation subjective pour penser l’activité et ses conséquences outrepassent et de loin le ratio temps/salaire de travail. Après avoir défini ces formes du travail gratuit, tout l’enjeu pour Fabien Hildwein est de comprendre à qui profite ce travail. La thèse défendue est que ce travail gratuit, notamment la pair-aidance qui participe des techniques de « rétablissement », sert l’État (néolibéral) dans la mesure où ce dernier peut plus facilement se désengager budgétairement lorsqu’il a trouvé sur qui faire reposer la défaillance organisée des services publics.
16Le texte signé par Kéren Moreira de Alcântara explore l’usage paradoxal du terme « bénévole » dans un gem. Imprégnée par les références de la psychothérapie institutionnelle, l’auteure souligne combien la séparation stricte entre les figures du soignant et du soigné peut relever de l’arbitraire. Empruntant aux travaux de Jean Oury sur la « fonction soignante » (2005), elle rappelle l’importance de la distinction du statut (reconnu par l’État), de la fonction (qui peut être partagée dans une collectivité) et du rôle (qui dépend des relations à l’autre). Le soin (entendu comme attention à la vulnérabilité d’autrui ou care) n’est pas la propriété des soignants. Kéren Moreira de Alcântara démontre alors comment dans le gem toutes les frontières institutionnelles rigides peuvent tomber, notamment celle qui sépare ceux qui sont payés pour leur travail (les animateurs salariés principalement) et les autres. L’usage du terme « bénévole » devient un marqueur de prestige qui n’est pas lié à la quantité de travail ou au type de travaux réalisés mais à la dimension inestimable de celui-ci (Molinier, 2020).
17La question de la rémunération du travail est au cœur de la problématique posée par Mathilda Audasso qui explore les paradoxes de la psychanalyse gratuite. En s’appuyant sur des textes de Freud et de Lacan, l’auteure s’interroge sur les conditions de possibilité et l’opportunité de pratiquer des actes gratuits. Pour Freud, la psychanalyse ne saurait être gratuite tout simplement parce que cela remettrait en cause les conditions matérielles d’existence du professionnel. Une séance équivaut à un temps de travail qui doit être rémunéré pour reproduire la force de travail. Pour Lacan, la justification de la rémunération va plus loin puisque le paiement est le premier pas vers la guérison. Ces conjectures rencontrent parfaitement les préoccupations de la doxa économique dominante au xixe siècle comme aujourd’hui. Si la santé n’a pas de prix, elle a un coût qui doit reposer au moins en partie sur le patient. À rebours de ces conceptions, Mathilda Audasso propose de concevoir la Sécurité sociale comme une institution assurant la survie matérielle des professionnels tout en permettant que des patients puissent bénéficier d’une psychanalyse gratuite si leur situation personnelle l’exige. L’enjeu est de « panser » une psychanalyse qui puisse échapper au monde de la marchandise et de l’utilitarisme.
18La recherche d’un au-delà de la marchandise prend tout son sens lorsque l’on a en tête ce que la politique publique fait au travail de soin. L’article d’Alexis Jeamet présente justement l’intérêt de mettre en évidence la façon dont les instruments de gestion façonnent le travail en ignorant sa complexité. Le travail des infirmières hospitalières est enfermé dans une conception selon laquelle il serait possible de séparer la dimension technique du travail de sa dimension relationnelle. D’après l’auteur, en survalorisant le travail technique par une approche taylorienne de l’organisation du travail, la politique publique empêche l’expression de l’inestimable dans la relation de soin. Les infirmières (des femmes en majorité) sont dépossédées de leur autonomie au travail par les rythmes et protocoles imposés par d’autres. Les infirmières hospitalières ne sont pas bénévoles, mais leur travail repose comme chez les bénévoles sur un effort pour s’ajuster aux besoins d’autrui (en termes émotionnels, de réassurance, de sécurité…) qui échappe à la rationalité économique. Or, l’industrialisation et la marchandisation évincent ce que certains économistes identifient comme la part gratuite du travail (Batifoulier et Ventelou, 2003).
19L’article de Sandrine Cortessis et Amélie Deschenaux s’articule parfaitement à celui d’Alexis Jeamet. Les auteures étudient une forme spécifique du bénévolat en milieu hospitalier. Les bénévoles dont il est question ont pour principale mission d’offrir leur temps. L’institution où se déroule le travail d’enquête cherche à assigner ces personnes à une fonction relationnelle et de présence. Les professionnels doivent se cantonner au travail technique et les bénévoles au travail relationnel. Le travail bénévole est pensé comme le négatif photographique du travail infirmier tel que la politique publique veut le mettre en œuvre. Dans un monde marchand où la masse salariale est le coût à réduire prioritairement, les professionnels salariés n’ont pas de temps à perdre avec la part gratuite et tout l’enjeu de la politique publique est d’approfondir la division du travail. À l’infirmière salariée la piqûre à la chaîne, au bénévole gratuit la présence inconditionnelle ? Les auteures insistent en particulier sur le fait que ce n’est qu’en puisant dans leurs ressources personnelles (intelligence rusée, compétences acquises dans des expériences antérieures), en opposition à la formation qui leur a été donné par l’hôpital, que les bénévoles en milieu hospitalier peuvent vivre un bénévolat épanouissant.
Le travail bénévole dans tous ses états
20La deuxième série d’articles de ce numéro aborde une variété de terrains particulièrement originaux en dehors du monde de la santé. Ces contributions mettent en avant un paradoxe. Alors que le travail bénévole a tendance à se professionnaliser et à s’institutionnaliser – c’est-à-dire à se développer quantitativement et qualitativement –, il devient de plus en plus difficile de comprendre en quoi il demeure bénévole. On ne sait pas si le développement du bénévolat doit conduire à sa propre disparition (en substituant le bénévole par un professionnel) ou à sa requalification (par légalisation du travail gratuit comme transition vers le travail payé).
21L’article de Jacques Bineau pose le problème à partir d’une réflexion sur son expérience au service de structures d’aide à domicile : la professionnalisation de l’aide à domicile au cours de l’histoire récente ne rend-elle pas impossible, pour ne pas dire superflu, le bénévolat ? Alors que dans l’après-guerre l’aide à domicile repose sur l’initiative citoyenne, un processus de professionnalisation et de division sociale du travail s’est imposé avec la création de nouveaux métiers. Les associations elles-mêmes se sont professionnalisées en devenant de petites pme devant prendre en charge non seulement les aspects comptables mais aussi la gestion des ressources humaines. L’auteur montre que de fil en aiguille la professionnalisation engendre une séparation entre des acteurs forts (les professionnels qui sont dotés de compétences reconnues socialement) et des acteurs faibles (les bénévoles qui n’ont que leur bonne volonté à faire valoir, mais doivent néanmoins organiser et gérer le travail des autres). Dans ces conditions, l’expérience bénévole repose sur un « imaginaire leurrant » et conduit à des déceptions et frustrations.
22Sophie Béroud et Hélène-Y. Meynaud proposent également une analyse de la professionnalisation du travail bénévole à partir du cas des prud’hommes. Les évolutions récentes du fonctionnement de la prud’homie ont conduit à l’éviction des motivations bénévoles. Les auteures analysent en particulier l’effet de la substitution de la procédure d’élection par celle de la nomination des conseillers prud’homaux. Alors que le fait d’avoir été élu conseiller prud’homal était valorisé dans les parcours syndicaux, la désignation induit une perte de sens. Les nouveaux nommés subissent par ailleurs les effets de la diminution des moyens financiers consacrés à l’institution. Cela se traduit par des conditions d’exercice dégradées, principalement pour les femmes. Pour les auteures, la bureaucratisation du métier, son éloignement organisé du militantisme ont conduit à une chute drastique de l’intérêt pour la prud’homie. L’absence de reconnaissance pécuniaire ou symbolique explique la dynamique du désengagement.
23L’article de Lucie Lepoutre analyse plus directement le lien entre l’intervention de l’État et les formes du bénévolat dans le cas de l’aide sociale et juridique aux demandeurs d’asile. L’auteure distingue trois types de structures qui ont des liens plus ou moins fermes avec l’administration : organisation gestionnaire, organisation partenaire et organisation indépendante. Les organismes gestionnaires dépendent directement de l’État et leur marge de manœuvre dans l’activité d’aide est réduite au respect des nomenclatures tandis que l’organisation indépendante paie sa complète liberté d’action par l’absence de subvention de l’État. En plus de montrer ce que sont les motivations humanistes qui conduisent à l’engagement dans ce type d’association, ce texte a pour originalité de placer la question de l’État au cœur des réflexions. Aider est indispensable pour les demandeurs d’asile mais cela constitue une « solidarité institutionnelle » avec l’État source de souffrance psychique pour les bénévoles. Paradoxalement, l’aide stabilise une situation politiquement et socialement inacceptable : sous-dimensionnement des financements étatiques, travail gratuit, absence de soutien psychologique aux aidants, politique migratoire d’une extrême brutalité, etc.
24La duplicité de l’État dans le développement du bénévolat se donne également à voir dans l’article de Sophie Mercier-Millot. L’auteure propose une analyse originale des stagiaires bénévoles dans un atelier chantier d’insertion. À la manière d’autres formes d’emploi en partie subventionnées par l’État (stage, apprentissage, etc.), un atelier chantier d’insertion est un instrument de politique sociale destiné à réinsérer dans l’emploi des personnes auparavant en grande précarité sociale et professionnelle. En plus de subventions publiques, le modèle économique repose sur une large implication de bénévoles (notamment sous le statut de stagiaires non rémunérés) entourés d’accompagnateurs. Ces travailleurs bénévoles ont pour objectif d’aider les personnes visées par le dispositif d’insertion de toutes les manières possibles en vue de leur retrouver un emploi (ateliers de formation, accompagnement professionnel, etc.). L’auteure dévoile toute une économie du travail gratuit destiné à préparer les bénéficiaires et les bénévoles accompagnateurs à trouver un travail rémunéré. On constate une porosité entre le travail réalisé par les salariés et les bénévoles, au risque d’une dévalorisation du travail des premiers. Ce sont ainsi non seulement les personnes cibles mais aussi une grande partie des accompagnateurs qui souffrent d’un déficit de reconnaissance de leur travail et de leur capacité à travailler.
25L’article de Florence Ihaddadene permet de monter d’un cran dans l’analyse de l’économie du travail gratuit. Prenant appui sur le cas du tutorat de service civique, l’auteure s’intéresse en effet aux travailleurs spécialisés dans l’encadrement du travail bénévole. D’une certaine manière elle montre les enjeux du développement d’une classe d’encadrement low cost pour organiser le sous-salariat bénévole. La Ligue de l’enseignement est l’une des plus importantes organisations accueillant des personnes en service civique. La gestion de cette main d’œuvre suppose l’existence d’encadrants (les tuteurs de service civique) qui assurent la coordination entre la personne en service civique et le lieu où le service se déroule. Un des aspects du travail est de propager la culture du volontariat pour éviter la requalification en salariat du service civique. Florence Ihaddadene montre que le tutorat de service civique relève d’un travail de care souvent assigné à des femmes peu payées trouvant là leur première expérience dans l’emploi après leur propre volontariat. De ce fait, la professionnalisation du secteur est empêchée car les compétences ne sont pas reconnues.
26L’article de Camille Morel et Sébastien Poulain prend au sérieux l’hypothèse d’une généralisation du travail bénévole comme modèle économique pour de nouvelles formes d’entreprise. L’État n’assurant plus convenablement ses missions de service public, il délègue son action non seulement à des associations mais aussi à des entrepreneurs sociaux. L’idée est que les entreprises classiques peuvent prendre le relais de l’intérêt général. Les auteurs étudient le bénévolat d’entreprise dans deux structures d’entrepreneuriat social dans lesquelles les bénévoles travaillent gratuitement pour l’entreprise. Camille Morel et Sébastien Poulain s’interrogent sur la viabilité de ce modèle. Dans la mesure où le travail dans les associations ressemble de plus en plus au travail dans les entreprises, pourquoi ne pas travailler de façon bénévole directement pour une entreprise si l’on se reconnaît dans son projet social ?
27Enfin, dans un entretien avec Florence Giust-Desprairies, Jean-Louis Laville, connu pour ses travaux concernant l’économie sociale et solidaire mais aussi la vie associative, revient sur les liens entre le bénévolat et le domaine associatif. Ce dernier, objet d’investissement volontairement choisi, est un terreau particulièrement fertile du bénévolat. Par un retour sur l’histoire, il contribue à éclairer les évolutions et le renouveau du statut et du sens du travail bénévole aujourd’hui, dans ses différentes variantes.
28En conclusion, ce dossier sur le travail bénévole propose de nouveaux regards permettant d’enrichir simultanément les motifs qui soutiennent l’engagement individuel dans le bénévolat et la contribution de ce dernier dans les transformations contemporaines du capitalisme. Le monde du travail est en crise et, paradoxalement, cette crise nourrit l’intérêt pour une forme encore plus précaire du travail, le travail bénévole. Toutefois, celui-ci non plus ne tient guère ses promesses et ne permet que rarement l’accomplissement de soi à travers la réalisation d’idéaux altruistes, non concurrentiels et coopératifs. Le feu des critiques du travail réalisé pour le compte de l’État et des entreprises capitalistes légitime les expériences nouvelles, la recherche d’un au-delà de l’utilité et de la marchandise. Le bénévolat relève en partie de la logique de la résistance, mais aussi de la préservation de soi (en tant que sujet éthique, en particulier). Néanmoins, les contributions à ce numéro tendent à démontrer que le travail bénévole, en particulier quand il s’inscrit dans les interstices du système marchand et qu’il est instrumentalisé par les politiques publiques, loin de subvertir le capitalisme, contribue à en renforcer les principes, tout en variant les formes de l’exploitation